Barrières internes ou barrières externes ?
Alors, qu’est-ce qui est arrivé en premier, l’œuf ou la poule ? Concernant la parité de genre, j’ai souvent entendu deux discours qui semblent se confronter.
Le problème vient de barrières internes. Lorsque qu’on parle des discriminations du système, des voix s’élèvent pour dire : Attention, les femmes ne doivent pas être victimisées ! Elles ont toutes les clés pour faire évoluer leur carrière. Il faut travailler sur l’empowerment des femmes et leur capacité à oser prendre des défis.
Ou bien. Le problème vient de barrières externes. Lorsqu’on parle de l’empowerment des femmes, des voix s’élèvent pour dire : Attention, ces discours prétendant que cela dépend des femmes sont culpabilisants et laissent les femmes démunies face à un système discriminatoire. C’est donc sur la discrimination qu’il faut travailler.
Laquelle de ces deux approches est la plus pertinente ? Aucune des deux, et les deux en même temps. Ces deux approches ne sont pas mutuellement exclusives.
Choisir l’une OU l’autre, c’est adopter la logique de la causalité linéaire : à une situation donnée, est attribuée une cause. La réalité de ce sujet est bien plus complexe. Cette approche linéaire est inefficace car le problème de la parité en entreprise doit être compris selon une logique systémique dont la causalité est circulaire : une multiplicité de causes et d’effets interconnectés qui deviennent leurs propres causes.
Je vais vous donner un exemple : En août 2018, le journal Le Monde publiait un article intitulé « L’université de médecine de Tokyo limite l’accès des femmes »[1]. Selon cet article, depuis 2011, la faculté de médecine avait fixé un « quota » secret et officieux limitant l’accès aux femmes. La raison ? La société japonaise est en fort besoin de médecins. Ainsi, cette mesure répondait à un constat généralisé : lorsque les femmes japonaises tombent enceintes, elles arrêtent de travailler. Ah oui, c’est un problème si on manque cruellement de médecins !
On peut cependant s’interroger. Un choix si généralisé fait par ces femmes va peut-être au-delà du choix individuel, et tout à fait légitime, de passer du temps avec son enfant. Il s’avère que derrière ce choix, pas si libre que ça, il y a un phénomène bien particulier, le Matahara. C’est le nom donné au harcèlement en entreprise dont font l’objet les femmes dès le moment où elles tombent enceintes. Le système les pousse à démissionner.
Alors, qu’est-ce qui est arrivé en premier, l’œuf ou la poule ?
Une problématique systémique
Nous sommes face à une problématique systémique où les causes et les effets sont profondément interconnectés. Les barrières internes et externes se dressant devant la parité en entreprise sont interdépendantes et se renforcent réciproquement. C’est pour cela que l’inégalité hommes-femmes est complexe. Elle est enracinée dans des causes profondes et structurantes de nos discours de société et stéréotypes de genre. Pour faire ce constat, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au Japon, un des pays les moins paritaires au monde.[2] Combien de fois, nous a-t-on fait comprendre que, pour avoir une carrière, « il fallait faire des choix » ?
J’avais 30 ans lorsque mon entreprise m’a proposé une promotion inespérée dans ma carrière. Un de mes supérieurs hiérarchiques m’a proposé le poste en ces termes : « Fabiola, je vous propose aujourd’hui cette promotion avec grande confiance en votre potentiel. Mais j’ai besoin de votre engagement sur un point : pas de bébé avant trois ans. » Avec le recul des années, c’est ma propre réaction qui m’étonne le plus dans cet échange : une empathie spontanée pour sa préoccupation concernant la continuité de l’entreprise. Je dois dire ici que je ne garde aucune rancune envers ce manager qui est une personne très bienveillante. Mais notre réaction, la sienne comme la mienne, me pose question.
Ma conclusion sur cet épisode : lui, tout comme moi, étions « abonnés »[3] à ce discours dominant selon lequel il y a une incompatibilité entre un poste à responsabilité et la maternité.
Le poids d’une histoire dominante
Le système corporatif s’est construit sur la base d’une histoire : La maternité est incompatible avec les postes à responsabilité. Et les multiples exemples de cadres dirigeantes, mères de famille, n’arrivent pas à affaiblir le poids de cette histoire, qui reste dominante. Nous avons eu récemment l’exemple de Jacinda Ardern, Premier Ministre de la Nouvelle Zélande. Elle a eu son premier enfant alors qu’elle était en poste. Non seulement elle a continué à exercer ses fonctions, mais elle a géré avec brio une catastrophe naturelle, une attaque terroriste et la plus grande crise sanitaire vécue par notre génération.
Pourtant, ce discours reste puissant et a façonné le monde de l’entreprise. La plupart de nos systèmes sont construits sur un modèle parental où la femme assume une grande partie des responsabilités et de la charge mentale de la parentalité. L’homme, plutôt positionné en pourvoyeur, a une grande flexibilité pour se consacrer à sa carrière sans contraintes liées à sa paternité. Le choix de freiner sa carrière s’impose souvent aux femmes du fait de ce modèle, d’autant plus si leur rémunération est moindre que celle de leur conjoint.
C’est ce modèle de parentalité qu’il faudrait remettre en question. La parentalité devrait être une responsabilité partagée au quotidien dans l’éducation de l’enfant et les contraintes logistiques que cela impose.
Mes accompagnements de femmes en entreprise m’ont permis de constater leur ressenti récurrent d’une double culpabilité : l’impression de ne pas être la mère parfaite (image intégrée de ce que la société considère être une mère) et le système de présentéisme en entreprise qui freine l’organisation flexible du travail. Beaucoup de femmes ressentent cette double exigence avec l’impression de ne pas satisfaire les standards élevés sur aucun ces deux tableaux.
Ce modèle porte aussi un regard stigmatisant pour les hommes qui souhaitent s’investir davantage dans l’éducation et le quotidien de leurs enfants. J’ai pu échanger avec des pères ayant choisi la garde alternée de leurs enfants. Ils me parlent des regards désapprobateurs lorsqu’ils doivent interrompre une réunion pour aller chercher leurs enfants à l’école ou bien prendre un mercredi. Eux aussi ont vu leurs carrières freinées en raison de leurs responsabilités parentales. Le regard est même beaucoup plus dur pour un homme qui informe ne pas venir travailler pour s’occuper d’un enfant malade. Les hommes ont aussi le droit (et le devoir) de s’impliquer dans l’éducation quotidienne des enfants.
Il est temps que nous nous libérions des discours qui limitent nos choix de vie. Il est temps que l’entreprise soit un endroit compatible avec une vie de famille équilibrée et permette un meilleur partage des responsabilités. Ceci se verra reflété dans la flexibilité du travail, sur des congés maternité et paternité équilibrés et une reconnaissance de la parentalité en entreprise.
Il est temps que notre société et la structure du travail racontent une autre histoire que celle de : avoir des enfants ne concerne que les femmes. Non, avoir des enfants est un sujet de société. Il est temps que cette responsabilité soit portée par TOUTE la société (les hommes, les femmes, les entreprises, les autorités publiques) et non plus uniquement par les femmes, à bout de bras, depuis la nuit des temps.
Crédit photo : 123 rf - Lightwise
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[1] Article Le Monde : https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/08/04/l-universite-de-medecine-de-tokyo-limite-l-acces-des-femmes_5339399_3216.html?_ga=2.211738711.316478977.1582371307-2052756974.1582371307 [2] Selon les dernières données publiées par le Forum Économique Mondial, le Japon est classé à la 121ème position sur 153 pays sur l’indice de parité de genre. Voir sur le site le rapport : « Everything you need to know about the gender gap in 2020.”
[3] Le terme de “l’abonnement” à des histoires de société, comme si c’étaient des magazines qui nous bombardent de messages renforçant une certaine histoire, vient de Pierre Blanc Sahnoun, fondateur de la Fabrique Narrative et précurseur des Pratiques Narratives en France.
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